quarta-feira, 20 de julho de 2005
Coisas esquecidas
L'Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.
L'Histoire justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout.
(...)
Dans l'état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l'Histoire est plus grand que jamais il ne fut.
Les phénomènes politiques de notre époque s'accompagnent et se compliquent d'un changement d'échelle sans exemple, ou plutôt d'un changement d'ordre des choses. Le monde auquel nous commençons d'appartenir, hommes et nations, n'est qu'une figure semblable du monde qui nous était familier. Le système des causes qui commande le sort de chacun de nous, s'étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement; il n'y a plus de questions finies pour être finies sur un point.
L'Histoire, telle qu'on la concevait jadis, se présentait comme un ensemble de tables chronologiques parallèles, entre lesquelles quelquefois des transversales accidentelles était çà et là indiquées. Quelques essais de synchronisme n'avaient pas donné de résultats, si ce n'est une sorte de démonstration de leur inutilité. Ce qui se passait à Pékin du temps de César, ce qui se passait au Zambèze du temps de Napoléon, se passait dans une autre planète. Mais l'Histoire mélodique n'est plus possible. Tous les thèmes politiques sont enchevêtrés, et chaque événement qui vient à se produire prend aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables.
(...)
Tout le génie des grands gouvernements du passé se trouve exténué, rendu impuissant et même inutilisable par l'agrandissement et l'accroissement de connexions du champ des phénomènes politiques; car il n'est point de génie, point de vigueur du caractère et de l'intellect, point de traditions, même britanniques, qui puissent désormais se flatter de contrarier ou de modifier à leur guise l'état et les réactions d'un univers humain auquel l'ancienne géométrie historique et l'ancienne mécanique politique ne conviennent plus du tout.
(...)
Il faut s'attendre que de telles transformations devienent la règle. Plus nous irons, moins les effets seront simples, moins ils seront prévisibles, moins les opérations politiques et même les interventions de la force, en un mot, l'action évidente et directe, seront ce que l'on aura compté qu'ils seraient. Les grandeurs, les superficies, les masses en présence, leurs connexions, l'impossibilité de localiser, la promptitude des rápercussions imposeront de plus en plus une politique bien différente de l'actuelle.
Paul Valéry in Regards sur le monde actuel, 1927.
L'Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.
L'Histoire justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout.
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Dans l'état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l'Histoire est plus grand que jamais il ne fut.
Les phénomènes politiques de notre époque s'accompagnent et se compliquent d'un changement d'échelle sans exemple, ou plutôt d'un changement d'ordre des choses. Le monde auquel nous commençons d'appartenir, hommes et nations, n'est qu'une figure semblable du monde qui nous était familier. Le système des causes qui commande le sort de chacun de nous, s'étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement; il n'y a plus de questions finies pour être finies sur un point.
L'Histoire, telle qu'on la concevait jadis, se présentait comme un ensemble de tables chronologiques parallèles, entre lesquelles quelquefois des transversales accidentelles était çà et là indiquées. Quelques essais de synchronisme n'avaient pas donné de résultats, si ce n'est une sorte de démonstration de leur inutilité. Ce qui se passait à Pékin du temps de César, ce qui se passait au Zambèze du temps de Napoléon, se passait dans une autre planète. Mais l'Histoire mélodique n'est plus possible. Tous les thèmes politiques sont enchevêtrés, et chaque événement qui vient à se produire prend aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables.
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Tout le génie des grands gouvernements du passé se trouve exténué, rendu impuissant et même inutilisable par l'agrandissement et l'accroissement de connexions du champ des phénomènes politiques; car il n'est point de génie, point de vigueur du caractère et de l'intellect, point de traditions, même britanniques, qui puissent désormais se flatter de contrarier ou de modifier à leur guise l'état et les réactions d'un univers humain auquel l'ancienne géométrie historique et l'ancienne mécanique politique ne conviennent plus du tout.
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Il faut s'attendre que de telles transformations devienent la règle. Plus nous irons, moins les effets seront simples, moins ils seront prévisibles, moins les opérations politiques et même les interventions de la force, en un mot, l'action évidente et directe, seront ce que l'on aura compté qu'ils seraient. Les grandeurs, les superficies, les masses en présence, leurs connexions, l'impossibilité de localiser, la promptitude des rápercussions imposeront de plus en plus une politique bien différente de l'actuelle.
Paul Valéry in Regards sur le monde actuel, 1927.