domingo, 17 de julho de 2005
DES NATIONS
Ce n'est jamais chose facile de se représenter nettement ce qu'on nomme une nation. Les traits les plus simples et les plus forts échappent aux gens du pays, qui sont insensibles à ce qu'ils ont toujours vu. L'étranger qui les perçoit, les perçoit trop puissamment, et ne ressent pas cette quantité de correspondances intimes et de réciprocités invisibles par quoi s'accomplit le mystère de l'union profonde de millions d'hommes.
Il y a donc deux grandes manières de se tromper au sujet d'une nation donnée.
D'ailleurs, l'idée meme de nation en général ne se laisse pas capturer aisément. L'esprit s'égare entre les aspects très divers de cette idée; il hésite entre des modes très différents de définition. A peine a-t-il cru trouver une formule qui le contente, elle-meme aussitôt lui suggère quelque cas particulier qu'elle a oublié d'enfermer.
Cette idée nous est aussi familière dans l'usage et présente dans le sentiment qu'elle est complexe ou indéterminée devant la réflexion. Mais il en est ainsi de tous les mots de grande importance. Nous parlons facilement du droit, de la race, de la propriété. Mais qu'est-ce que le droit, que la race, que la propriété? Nous le savons et ne le savons pas!
Ainsi toutes ces notions puissantes, à la fois abstraites et vitales, et d'une vie parfois si intense et si impérieuse en nous, tous ces termes qui composent dans les esprits des peuples et des hommes d'Etat, les pensées, les projets, les raisonnements, les décisions auxquels sont suspendus les destins, la prospérité ou la ruine, la vie ou la mort des humains, sont des symboles vagues et impurs à la rétlexion... Et les hommes, toutefois, quand ils se servent entre eux de ces indéfinissables, se comprennent l'un l'autre fort bien. Ces notions sont donc nettes et suffisantes de l'un à l'autre; obscures et comme infiniment divergentes dans chacun pris à part.
Les nations sont étranges les unes aux autres, comme le sont des êtres de caractères, d'âges, de croyances, de moeurs et de besoins différents. Elles se regardent entre elles curieusement et anxieusement; sourient; font la moue; admirent un détail et l'imitent; méprisent l'ensemble; sont mordues de jalousie ou dilatées par le dédain. Si sincère que puisse être quelquefois leur désir de s'entretenir et de se comprendre, l'entretien s'obscurcit et cesse toujours à un certain point. Il y a je ne sais quelles limites infranchissables à sa profondeur et sa durée.
Plus d'une est intimement convaincue qu'elle est en soi et par soi la nation par excellence, l'élue de l'avenir infini, et la seule à pouvoir prétendre, quels que soient son état du moment, sa misère ou sa faiblesse, au développement suprême des virtualités qu'elle s'attribue. Chacune a des arguments dans le passé ou dans le possible; aucune n'aime à considérer ses malheurs comme ses enfants légitimes.
Suivant qu'elles se comparent aux autres sous les rapports ou de l'étendue, ou du nombre, ou du progres matériel, ou des moeurs, ou des libertés, ou de l'ordre public, ou bien de la culture et des oeuvres de l'esprit, ou bien même des souvenirs et des espérances, les nations se trouvent nécessairement des motifs de se préférer. Dans la partie perpétuelle qu'elles jouent, chacune d'elles tient ses cartes. Mais il en est de ces cartes qui sont réelles et d'autres imaginaires. Il est des nations qui n'ont en main que des atouts du Moyen Age, ou de l' Antiquité, des valeurs mortes et vénérables; d'autres comptent leurs beaux-arts, leurs sites, leurs musiques locales, leurs grâces ou leur noble histoire, qu'elles jettent sur le tapis au milieu des vrais trèfles et des vrais piques.
Toutes les nations ont des raisons présentes, ou passées, ou futures de se croire incomparables. Et d'ailleurs, elles le sont. Ce n'est pas une des moindres difficultés de la politique spéculative que cette impossibilité de comparer ces grandes entités qui ne se touchent et ne s'affectent l'une l'autre que par leurs caractères et leurs moyens extérieurs. Mais le fait essentiel qui les constitue, leur principe d'existence, le lien interne qui enchaîne entre eux les individus d'un peuple, et les générations entre elles, n'est pas, dans les diverses nations, de la même nature. Tantôt la race, tantôt la langue, tantôt le territoire, tantôt les souvenirs, tantôt les intérêts, instituent diversement l'unité nationale d'une agglomération humaine organisée. La cause profonde de tel groupement peut être d'espèce toute différente de la cause de tel autre.
Il faut rappeler aux nations croissantes qu'il n'y a point d'arbre dans la nature qui, placé dans les meilleures conditions de lumière, de sol et de terrain, puisse grandir et s'élargir indéfiniment.
Paul Valéry in Regards sur le monde actuel, 1945.
Ce n'est jamais chose facile de se représenter nettement ce qu'on nomme une nation. Les traits les plus simples et les plus forts échappent aux gens du pays, qui sont insensibles à ce qu'ils ont toujours vu. L'étranger qui les perçoit, les perçoit trop puissamment, et ne ressent pas cette quantité de correspondances intimes et de réciprocités invisibles par quoi s'accomplit le mystère de l'union profonde de millions d'hommes.
Il y a donc deux grandes manières de se tromper au sujet d'une nation donnée.
D'ailleurs, l'idée meme de nation en général ne se laisse pas capturer aisément. L'esprit s'égare entre les aspects très divers de cette idée; il hésite entre des modes très différents de définition. A peine a-t-il cru trouver une formule qui le contente, elle-meme aussitôt lui suggère quelque cas particulier qu'elle a oublié d'enfermer.
Cette idée nous est aussi familière dans l'usage et présente dans le sentiment qu'elle est complexe ou indéterminée devant la réflexion. Mais il en est ainsi de tous les mots de grande importance. Nous parlons facilement du droit, de la race, de la propriété. Mais qu'est-ce que le droit, que la race, que la propriété? Nous le savons et ne le savons pas!
Ainsi toutes ces notions puissantes, à la fois abstraites et vitales, et d'une vie parfois si intense et si impérieuse en nous, tous ces termes qui composent dans les esprits des peuples et des hommes d'Etat, les pensées, les projets, les raisonnements, les décisions auxquels sont suspendus les destins, la prospérité ou la ruine, la vie ou la mort des humains, sont des symboles vagues et impurs à la rétlexion... Et les hommes, toutefois, quand ils se servent entre eux de ces indéfinissables, se comprennent l'un l'autre fort bien. Ces notions sont donc nettes et suffisantes de l'un à l'autre; obscures et comme infiniment divergentes dans chacun pris à part.
Les nations sont étranges les unes aux autres, comme le sont des êtres de caractères, d'âges, de croyances, de moeurs et de besoins différents. Elles se regardent entre elles curieusement et anxieusement; sourient; font la moue; admirent un détail et l'imitent; méprisent l'ensemble; sont mordues de jalousie ou dilatées par le dédain. Si sincère que puisse être quelquefois leur désir de s'entretenir et de se comprendre, l'entretien s'obscurcit et cesse toujours à un certain point. Il y a je ne sais quelles limites infranchissables à sa profondeur et sa durée.
Plus d'une est intimement convaincue qu'elle est en soi et par soi la nation par excellence, l'élue de l'avenir infini, et la seule à pouvoir prétendre, quels que soient son état du moment, sa misère ou sa faiblesse, au développement suprême des virtualités qu'elle s'attribue. Chacune a des arguments dans le passé ou dans le possible; aucune n'aime à considérer ses malheurs comme ses enfants légitimes.
Suivant qu'elles se comparent aux autres sous les rapports ou de l'étendue, ou du nombre, ou du progres matériel, ou des moeurs, ou des libertés, ou de l'ordre public, ou bien de la culture et des oeuvres de l'esprit, ou bien même des souvenirs et des espérances, les nations se trouvent nécessairement des motifs de se préférer. Dans la partie perpétuelle qu'elles jouent, chacune d'elles tient ses cartes. Mais il en est de ces cartes qui sont réelles et d'autres imaginaires. Il est des nations qui n'ont en main que des atouts du Moyen Age, ou de l' Antiquité, des valeurs mortes et vénérables; d'autres comptent leurs beaux-arts, leurs sites, leurs musiques locales, leurs grâces ou leur noble histoire, qu'elles jettent sur le tapis au milieu des vrais trèfles et des vrais piques.
Toutes les nations ont des raisons présentes, ou passées, ou futures de se croire incomparables. Et d'ailleurs, elles le sont. Ce n'est pas une des moindres difficultés de la politique spéculative que cette impossibilité de comparer ces grandes entités qui ne se touchent et ne s'affectent l'une l'autre que par leurs caractères et leurs moyens extérieurs. Mais le fait essentiel qui les constitue, leur principe d'existence, le lien interne qui enchaîne entre eux les individus d'un peuple, et les générations entre elles, n'est pas, dans les diverses nations, de la même nature. Tantôt la race, tantôt la langue, tantôt le territoire, tantôt les souvenirs, tantôt les intérêts, instituent diversement l'unité nationale d'une agglomération humaine organisée. La cause profonde de tel groupement peut être d'espèce toute différente de la cause de tel autre.
Il faut rappeler aux nations croissantes qu'il n'y a point d'arbre dans la nature qui, placé dans les meilleures conditions de lumière, de sol et de terrain, puisse grandir et s'élargir indéfiniment.
Paul Valéry in Regards sur le monde actuel, 1945.