quinta-feira, 11 de agosto de 2005
Coisas esquecidas
Comment donc ont vécu jusqu'ici poètes, philosophes, artistes, tous nos petits fabricants de ce qui fait l'orgueil de la race humaine? Ils ont vécu, ils ont vécu comme ils ont pu. Ils ont vécu grâce à l'imprécision du mécanisme économique, et l'un fort mal, l'autre assez bien: Verlaine d'expédients et d'aumônes; mais Victor Hugo laisse des millions... De mes petits fabricants en chambre, il en est qui font fortune, d'autres qui font faillite; le plus grand nombre se tirent d'affaires par divers métiers à côté: il faut avoir plusieurs cordes à sa lyre.
Mais, fortunés ou non, l'allure générale des choses humaines ne leur permet rien de riant. Partout, la rigueur des économies dirigées les menace. Le mécanisme devient beaucoup trop précis pour eux; et, d'autre part, la rude main des pouvoirs, si elle daigne, çà et là, ne pas broyer dans l'oeuf la pensée à l'état naissant, ne laisse éclore que des oeuvres qui chantent, ou proclament ou démontrent que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des régimes possibles.
D'autre part, la littérature, qui n'est en soi qu'une exploitation des ressources de langage, dépend des vicissitudes très diverses qu'un langage peut subir et des conditions de transmission que lui procurent les moyens matériels dont une époque dispose.
Le temps me fait défaut pour développer la quantité d'observations que cet aspect du sujet demanderait qu'on exposât. Je me tiendrai à quelques remarques sur la diffusion radiophonique, d'une part, sur l'enregistrement par disques, de l'autre.
On peut déjà se demander si une littérature purement orale et auditive ne remplacera pas, dans un délai assez bref, la littérature écrite. Ce serait là un retour aux âges les plus primitifs, et les conséquences techniques en seraient immenses. L'écriture supprimée, qu'en résulterait-il? D'abord — et ceci serait heureux — le rôle de la voix, les exigences de l'oreille reprendraient dans la forme, l'importance capitale que ces conditions sensibles ont eue et qu'elles avaient encore, il y a quelques siècles. Du coup, la structure des oeuvres, leurs dimensions, seraient fortement affectées; mais, d'autre part, le travail de l'auteur deviendrait bien moins facile à reprendre. Certains poètes ne pourraient pas se faire aussi compliqués qu'on prétend qu'ils le sont, et les lecteurs, transformés en auditeurs, ne pourraient guère plus revenir sur un passage, le relire, l'approfondir, en jouissance ou en critique, comme ils le font sur un texte qu'ils tiennent entre leurs mains.
Il y a autre chose. Supposez que la vision à distance se développe (et je vous avoue que je ne le souhaite guère), du coup, toute la partie descriptive des oeuvres pourra être remplacée par une représentation visuelle: paysages, portraits, ne seraient plus du ressort des Lettres, ils échapperaient aux moyens du langage. On peut encore aller plus loin: la partie sentimentale pourrait également être réduite, sinon tout à fait abolie, moyennant une intervention d'images tendres et de musique bien choisie, déclenchée au moment pathétique...
Paul Valéry in Regards sur le monde actuel, 1927.
Comment donc ont vécu jusqu'ici poètes, philosophes, artistes, tous nos petits fabricants de ce qui fait l'orgueil de la race humaine? Ils ont vécu, ils ont vécu comme ils ont pu. Ils ont vécu grâce à l'imprécision du mécanisme économique, et l'un fort mal, l'autre assez bien: Verlaine d'expédients et d'aumônes; mais Victor Hugo laisse des millions... De mes petits fabricants en chambre, il en est qui font fortune, d'autres qui font faillite; le plus grand nombre se tirent d'affaires par divers métiers à côté: il faut avoir plusieurs cordes à sa lyre.
Mais, fortunés ou non, l'allure générale des choses humaines ne leur permet rien de riant. Partout, la rigueur des économies dirigées les menace. Le mécanisme devient beaucoup trop précis pour eux; et, d'autre part, la rude main des pouvoirs, si elle daigne, çà et là, ne pas broyer dans l'oeuf la pensée à l'état naissant, ne laisse éclore que des oeuvres qui chantent, ou proclament ou démontrent que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des régimes possibles.
D'autre part, la littérature, qui n'est en soi qu'une exploitation des ressources de langage, dépend des vicissitudes très diverses qu'un langage peut subir et des conditions de transmission que lui procurent les moyens matériels dont une époque dispose.
Le temps me fait défaut pour développer la quantité d'observations que cet aspect du sujet demanderait qu'on exposât. Je me tiendrai à quelques remarques sur la diffusion radiophonique, d'une part, sur l'enregistrement par disques, de l'autre.
On peut déjà se demander si une littérature purement orale et auditive ne remplacera pas, dans un délai assez bref, la littérature écrite. Ce serait là un retour aux âges les plus primitifs, et les conséquences techniques en seraient immenses. L'écriture supprimée, qu'en résulterait-il? D'abord — et ceci serait heureux — le rôle de la voix, les exigences de l'oreille reprendraient dans la forme, l'importance capitale que ces conditions sensibles ont eue et qu'elles avaient encore, il y a quelques siècles. Du coup, la structure des oeuvres, leurs dimensions, seraient fortement affectées; mais, d'autre part, le travail de l'auteur deviendrait bien moins facile à reprendre. Certains poètes ne pourraient pas se faire aussi compliqués qu'on prétend qu'ils le sont, et les lecteurs, transformés en auditeurs, ne pourraient guère plus revenir sur un passage, le relire, l'approfondir, en jouissance ou en critique, comme ils le font sur un texte qu'ils tiennent entre leurs mains.
Il y a autre chose. Supposez que la vision à distance se développe (et je vous avoue que je ne le souhaite guère), du coup, toute la partie descriptive des oeuvres pourra être remplacée par une représentation visuelle: paysages, portraits, ne seraient plus du ressort des Lettres, ils échapperaient aux moyens du langage. On peut encore aller plus loin: la partie sentimentale pourrait également être réduite, sinon tout à fait abolie, moyennant une intervention d'images tendres et de musique bien choisie, déclenchée au moment pathétique...
Paul Valéry in Regards sur le monde actuel, 1927.