segunda-feira, 29 de agosto de 2005
Coisas esquecidas
Tout ce que l'homme a fait, et qui l'a fait homme, eut pour première fin et pour condition première, l'idée et l'acte de constituer des réserves. Des réserves du loisir. Le loisir rêve, pense, invente, développe les lueurs, combine les observations; de quoi résultent bien des conséquences qui ont transformé la condition humaine et nos rapports avec toutes choses, extérieures ou non.
Grains emmagasinés, poisson ou viandes, séchés ou fumés — des réserves matérielles, productrices de temps libre, diminuent aussi l'accidentel de la subsistance, excitent à la prévision. Elles permirent de former et de thésauriser des réserves de connaissances, et nous vivons sur celles-ci. Il nous en faut de plus en plus pour vivre. Qu'est-ce que l'homme moderne? Il est l'homme dont tous les moyens d'existence dépendent étroitement de la conservation, de la régénération et du renouvellement d'une quantité incroyable et toujours croissante de savoir.
Mais, en fait de savoir, ce n'est pas tout que d'en accumuler le matériel de fixation ou d'opération, et même d'entretenir le personnel qui le dispense ou celui qui le peut utiliser: ceux-ci ne le créent point. Le savoir ne se conserve en pleine valeur qu'en présence des conditions vivantes de son accroissement. Il dépérit en l'absence d'individus capables de l'agrandir, de le transformer — et même d'en contester ou d'en ruiner légitimement les parties qui paraissent le plus solidement établies. Il doit croître ou périr; et il ne peut croître que dans l'esprit libre, qui est celui assez puissant pour créer d'abord ses contraintes. Sous peine de dégénérer en pratiques de plus en plus aveugles et de moins en moins intelligibles, il est indivisible de ce genre de passion qui fait que l'on place l'esprit au-dessus de tout, et d'une liberté générale de l'esprit, qui exige celle de la personne.
Paul Valéry in Regards sur le monde actuel, 1939.
Tout ce que l'homme a fait, et qui l'a fait homme, eut pour première fin et pour condition première, l'idée et l'acte de constituer des réserves. Des réserves du loisir. Le loisir rêve, pense, invente, développe les lueurs, combine les observations; de quoi résultent bien des conséquences qui ont transformé la condition humaine et nos rapports avec toutes choses, extérieures ou non.
Grains emmagasinés, poisson ou viandes, séchés ou fumés — des réserves matérielles, productrices de temps libre, diminuent aussi l'accidentel de la subsistance, excitent à la prévision. Elles permirent de former et de thésauriser des réserves de connaissances, et nous vivons sur celles-ci. Il nous en faut de plus en plus pour vivre. Qu'est-ce que l'homme moderne? Il est l'homme dont tous les moyens d'existence dépendent étroitement de la conservation, de la régénération et du renouvellement d'une quantité incroyable et toujours croissante de savoir.
Mais, en fait de savoir, ce n'est pas tout que d'en accumuler le matériel de fixation ou d'opération, et même d'entretenir le personnel qui le dispense ou celui qui le peut utiliser: ceux-ci ne le créent point. Le savoir ne se conserve en pleine valeur qu'en présence des conditions vivantes de son accroissement. Il dépérit en l'absence d'individus capables de l'agrandir, de le transformer — et même d'en contester ou d'en ruiner légitimement les parties qui paraissent le plus solidement établies. Il doit croître ou périr; et il ne peut croître que dans l'esprit libre, qui est celui assez puissant pour créer d'abord ses contraintes. Sous peine de dégénérer en pratiques de plus en plus aveugles et de moins en moins intelligibles, il est indivisible de ce genre de passion qui fait que l'on place l'esprit au-dessus de tout, et d'une liberté générale de l'esprit, qui exige celle de la personne.
Paul Valéry in Regards sur le monde actuel, 1939.