quarta-feira, 1 de dezembro de 2010
Soulages (4)
Le noir est antérieur à la lumière. Avant la lumière, le monde et les choses étaient dans la plus totale obscurité. Avec la lumière sont nées les couleurs. Le noir leur est antérieur. Antérieur aussi pour chacun de nous, avant de naître, "avant d'avoir vu le jour". Ces notions d'origine sont profondément enfouies en nous. Est-ce pour ces raisons que le noir nous atteint si puissamment?
Il y a trois cent vingt siècles dès les origines connues de la peinture, et pendant des milliers d'années, des hommes allaient sous terre, dans le noir absolu des grottes, pour peindre et peindre avec du noir. Couleur fondamentale, le noir est aussi une couleur d'origine de la peinture.
Dans l'aventure relativement récente de la peinture, à la fin du dix-neuvième siècle, des peintres décidaient de quitter les lieux clos des ateliers pour pratiquer une peinture de plein air. Ils ont alors supprimé le noir de leur palette: Cézanne, dit la tradition, vient de déjeuner sur l'herbe avec quelques peintres et un collectionneur; celui-ci s'aperçoit qu'il a oublié son pardessus. Mais où? Cézanne dit tout à coup: "Il y a là-bas un noir qui n'est pas dans la nature!" Et d'y courir.
Deux couleurs, le noir et le blanc, sont les seules qui soient d'une nature tout à fait différente de celles du spectre: toutes les autres couleurs de la terre, écrit Herman Melville, ne sont que des subtiles illusions, aussi bien les douces teintes du couchant ou du feuillage des bois, que le velours doré des ailes de papillons et des joues de jeunes filles. Oui, rien de tout cela ne fait partie intégrante des choses, c'est un simple enduit, et toute la divine nature est simplement peinte...
Le mot qui désigne une couleur ne rend pas compte de ce qu'elle est réellement. Il laisse ignorer l'éclat ou la matité, la transparence ou l'opacité, l'état de surface, lisse, strié, rugueux... Et aussi la forme, angulaire, arrondie... Il nous cache sa dimension, et sa quantité. Toutes choses qui en changent la qualité, "un kilo de vert est plus vert que 100 gr. du même vert", disait Gauguin, les peintres savent qu'il en est ainsi pour toutes les couleurs. Une peinture entièrement faite, par exemple, avec un même pot de noir, est un ensemble vaste et complexe. De cet ensemble, dimension, états de surface, direction des traces s'il y en a, opacités, transparences, matité, reflets de la couleur, et leurs relations avec ce qui les avoisine, etc. dépendent la lumière, le rythme, l'espace de la toile, et son action sur le regardeur. L'appeler noire c'est dissocier l'ensemble, l'amputer, le réduire, le détruire. C'est voir avec ce que l'on a dans la tête et pas avec les yeux.
Pierre Soulages, Du noir à l'outrenoir, 2005 in Écrits et propos.